Qu'attend-on d'un chien de compagnie ?
Cette question qui peut, à première vue, sembler étrange est intéressante à se poser pour chaque futur maître mais aussi pour les personnes déjà propriétaires de chiens. Du fait de la relation millénaire qui unit les chiens et les humains, certaines croyances et méthodes ne sont plus d’actualité et continuent pourtant d’être employées ou citées. Elles se répètent de maître en maître comme une transmission de flambeau qui fait que les cynophiles débutants peuvent être amenés à faire des erreurs s’ils ne se documentent pas. À ce propos, l’un des premiers idéaux qu’il faudrait remettre en question serait l’idée d’une science infuse du chien, d’un don génétique de dresseur d’animaux. Quel nouveau maître ne s’est pas imaginé, son chiot au bout de la laisse, parvenir à avoir une marche au pied parfaite et un chien obéissant en deux semaines ? Tout propriétaire averti sait qu’un chien n’est jamais venu au monde en étant parfait.

Effectivement, si l’on passe rapidement en revue les chiens célèbres tels que Lassie le Border Collie, Rex le Berger Allemand ou encore Milou, le Fox-Terrier de Tintin, la marge d’erreurs auxquelles les chiens ont droit est très faible. En effet, si la plupart des chiens célèbres mettent en avant de nombreuses qualités du chien comme la loyauté, l’amour, la détermination ou encore la complicité, la télévision ne laisse pas beaucoup d’espace aux mauvais côtés du chien qui éviteraient à de nombreuses personnes de s’engager trop rapidement dans l’adoption d’un canidé et de se rendre compte trop tard du travail que cela demande.
L’image véhiculée par le chien est censée flatter l’ego de son propriétaire : il est un symbole de réussite qui s’ancre dans la prolongation du principe de famille nucléaire¹, la cerise sur le gâteau. Cependant, pour être un réel symbole de réussite, celui-ci doit obéir au doigt et à l’œil. Il doit refréner la plupart de ses instincts canins pour se conformer au milieu humain à défaut, comme l’avance Donna Haraway², « le statut d’animal domestique [qui lui est attribué] lui fait courir un risque particulier : celui d’être abandonné suite à la désaffection des humains, soit quand leur confort personnel prend le dessus, soit quand le chien ne se révèle pas à la hauteur du fantasme d’amour inconditionnel. » Car, en effet, de la docilité du chien dépend souvent l’amour que l’on va lui porter, à défaut, il ne sera qu’un « sale cabot ».
¹ « Une famille nucléaire est une forme de structure familiale fondée sur la notion de couple, soit un « ensemble de deux personnes liées par une volonté de former une communauté matérielle et affective, potentiellement concrétisée par une relation sexuelle conforme à la loi». La famille nucléaire correspond donc à une famille regroupant deux adultes mariés ou non avec ou sans enfant. » Wikipédia, « Famille nucléaire »,
² HARAWAY Donna, Manifeste des espèces de compagnie [2003], Traduit de l’anglais (USA) par Jérôme Hansen, Paris, Edition de l’éclat, «Terra Cognita », 2010, p. 46, l. 13-19.
Le chien et la figure de la housewife : une étrange impression de déjà-vécu
Cette recherche de perfection et de docilité absolue chez le chien le rapproche de la figure de la housewife¹, de la maîtresse de maison gardienne de la douceur du foyer dans une société au modèle patriarcal . A l’image de la femme modèle attendant son mari toute la journée, réalisant toutes sortes de tâches ménagères et ingrates et devant s’occuper des enfants, le chien se voit contraint d’attendre ses maîtres durant toute leur journée de travail, souvent dans la solitude et sans interactions, cantonné aux murs de la maison. Si ses maîtres ne peuvent pas lui demander de s’occuper de passer le balai, ils attendent cependant de leur animal une tenue parfaite de lui-même et ne tolèrent aucun laisser aller : il doit passer plusieurs heures sans faire ses besoins, ne doit rien abîmer, ne doit pas aboyer et il doit garder la maison. Inconsciemment ou non, les maîtres voient souvent leur chien comme le gardien du foyer, le gardien de l’ordre en leur absence.
Aussi, si le chien venait à manquer à l’une de ces attentes, celui-ci se verrait immédiatement sanctionner verbalement (et/ou physiquement) pour faute professionnelle. De même, lorsque ses maîtres rentrent d’une journée de travail éreintante, le chien doit faire preuve de joie, il doit faire la fête. Il ne doit pas non plus trop faire la fête car sauter sur ses maîtres serait risquer d’abîmer leurs vêtements et les dix heures de solitude et d’attente quotidienne ne justifient pas que l’on froisse du tissu. Le chien doit également prendre sur lui : si celui-ci déborde d’énergie et meurt d’envie de se dépenser physiquement, ses maîtres sont, quant à eux, fatigués par leur journée. De ce fait, il arrive fréquemment que toutou ait pour premier ordre d’aller se coucher au panier après ses dix heures d’attente.
¹ PANDELAKIS Pia, Queer [ed] design, « Boniche, housewife : gures de la domesticité 1 », Université Toulouse – Jean Jaurès , 2019.
La figure de la housewife et le chien de compagnie, des dérives communes ?
De la housewife, on connait souvent le cliché évoqué plus haut, cependant, les conséquences de sa domesticité restent encore assez méconnues. En 1963, le livre The Feminine Mystique écrit par Betty Friedan est publié aux Etats-Unis. L’autrice débute son livre par un chapitre intitulé «The problem that has no name» (en français, « le problème qui n’a pas de nom »). L’autrice définit ce problème comme une sorte de dépression latente qui touche les femmes au foyer américaines autour des années 50 et 60. Celles-ci seraient censées être comblées de bonheur à travers leurs fonctions de domestique, inhérentes à leur condition de femme. Ce problème qui n’a pas de nom se manifeste, entre autres, par un ennui profond, du désespoir. Les femmes concernées se rendent chez des psychologues et, l’autrice évoque «[des] femmes [qui] se mirent à prendre des tranquillisants comme des pastilles contre la toux»¹ tant leur sentiment d’insatisfaction fût difficile à supporter.
Pour résumer, Betty Friedan montre, à travers ce premier chapitre, comment le manque de réponse quotidienne à des besoins propres aux humains a conduit à de graves troubles psychologiques et physiques chez les individus féminins concernés. En d’autres termes, l’autrice met en avant le fait qu’un environnement pauvre car connu (la femme cantonnée au foyer) et une faible stimulation mentale (mauvaise vision de la femme cultivée par la société) associée à une répétition des tâches (tenue du foyer et responsabilité des enfants) ainsi qu’à un manque de rapports sociaux (peu de sorties, rapports sociaux presque exclusivement familiaux) ait entraîné des troubles exprimés par des dérives physiques (perte de poids, temps de sommeil supérieur à la normale) et comportementales (irritabilité, fatigue et tristesse permanentes).
Et si nos chiens connaissaient, à leur manière, un problème qui n’a pas de nom ? Les nouveaux modes de vie que nous proposons à nos chiens (vie en appartement, en maison, en jardin clôturé) permettent-ils vraiment de combler leurs besoins fondamentaux ?
¹ FRIEDAN Betty, The Féminine Mystique [1963], Traduit de l’anglais (USA) par Yvette Roudy, Paris, Belfond, 2009, p. 26.

The problem that as no name, version chien (en Occident au XXIème siècle) :
Historiquement, le chien domestique a comblé ses besoins aux côtés des humains notamment à travers le rôle de travailleur qu’il occupait à leurs côtés (chien de berger, chien de garde, chien de chasse, etc…) jusqu’au milieu du XXème siècle. Par la suite, la mécanisation puis la robotisation des tâches ont, petit à petit, mis les chiens au chômage. La prise de conscience occidentale globale reconnaissant des émotions et des sentiments aux animaux a fait apparaître une nouvelle condition pour de nombreux animaux domestiques : le métier d’animal de compagnie.
Si les chiens répondaient autrefois à leurs besoins fondamentaux à travers les tâches qu’ils effectuaient en tant que chiens de travail, ils sont une minorité aujourd’hui. La grande majorité des chiens vivants en Occident étant des chiens de compagnie, peu importe le groupe de races auquel ils appartiennent, de nombreux problèmes comportementaux viennent aujourd’hui mettre en lumière leur problème qui n’a pas de nom.
En effet, la destruction, les aboiements, le fait d’uriner à l’intérieur, etc… sont autant de signes de mal-être souvent interprétés et anthropomorphisés comme de la vengeance de la part du chien envers son maître. Apprendre à détecter ces signes c’est penser autrement la dépense de son chien, c’est lui assurer une stabilité physique et psychique en accord avec les besoins de sa (ses) race(s) mais aussi de son caractère et de son âge.

Ainsi, prendre conscience du problem that has no name des chiens, c’est enclencher une réflexion autour de la question de la domesticité mais aussi sur ce que nous attendons et souhaitons pour nos amis. Il s’agit également de (re)penser la notion de compagnie comme un échange inter-espèce et non comme une tâche obligatoire du chien envers son propriétaire. Tenter d’enrayer le problem that has no name canin c’est intégrer et transmettre autour de soi la notion de respect de l’animal, c’est savoir que la seule et unique façon de respecter son chien et de le rendre heureux, c’est de répondre à ses besoins.
Sources :
- FRIEDAN Betty, The Féminine Mystique [1963], Traduit de l’anglais (USA) par Yvette Roudy, Paris, Belfond, 2009.
- HARAWAY Donna, Manifeste des espèces de compagnie [2003], Traduit de l’anglais (USA) par Jérôme Hansen, Paris, Edition de l’éclat, « Terra Cognita », 2010.
Articles de blog/presse :
- D’ClickBnb : «Les besoins fondamentaux du chien».
- Wikipédia : «Famille nucléaire»
Cours Magistral :
- PANDELAKIS Pia, Queer [ed] design, «Boniche, housewife : figures de la domesticité 1», Université Toulouse – Jean Jaurès, 2019.
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Merci pour cet article très intéressant